A.-F. Praz u.a.: Les murs du silence

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Titel
Les murs du silence. Abus sexuels d'enfants plaçés à l'institut Marini


Autor(en)
Praz, Anne-Françoise; Avvanzino, Pierre; Crettaz, Rebecca
Erschienen
Neuchâtel 2018: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
228 S.
Preis
€ 59,40
URL
von
Sandrine Maulini

Mandatée par l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, l’enquête menée par Anne-Françoise Praz, Pierre Avvanzino et Rebecca Crettaz sur les maltraitances et abus sexuels commis à l’Institut Marini (FR) répond à une intense mobilisation d’anciens pensionnaires. L’ouvrage qui en résulte découle ainsi du travail de mémoire entrepris récemment en Suisse comme à l’étranger au sujet des mesures de coercition à des fins d’assistance. Avoués sans détour, les écueils qu’implique une telle demande sociale pour les historiens sont bien connus de l’équipe de recherche, dont les membres ont été engagés par le passé dans des démarches similaires. Il faut donc d’emblée saluer le positionnement transparent et avisé de leur travail qui se fraye un chemin entre les intérêts des victimes et des autorités, la nécessité de livrer une étude accessible à un large public et le risque de produire un récit téléologique qui idéalise le présent.

S’ouvrant sur l’examen démographique de l’Institut, le propos distingue deux catégories de pensionnaires: les Alémaniques inscrits par leurs parents afin d’apprendre le français et les Romands, majoritairement placés par des instances officielles telles que services sociaux ou autorités tutélaires. À leur arrivée, ceux-ci apparaissent particulièrement fragilisés par un parcours tumultueux et par la stigmatisation qui frappe les milieux pauvres, a fortiori lorsqu’il s’agit d’enfants illégitimes. Souvent dépourvus de soutien familial ou social, ces jeunes garçons se trouvent ainsi démunis pour affronter le quotidien de Marini, fait de religiosité, de discipline, de monotonie, de frugalité et de labeur. Sur la période étudiée (1929–1955), des irrégularités de divers ordres sont relevées. Tout d’abord, le travail à l’exploitation agricole, rendu indispensable à l’équilibre budgétaire de l’institution en raison d’un financement public lacunaire, semble parfois prendre le pas sur la scolarité des enfants. Plus systématique, la prévalence des punitions corporelles dans la discipline de l’établissement contraste avec l’évolution des préceptes pédagogiques qui caractérise les régions protestantes à la même époque. Surtout, elle contrevient aux directives épiscopales en vigueur dès 1924, qui réprouvent ces châtiments pour les enfants ayant atteint l’âge de raison.

Au coeur du mandat confié aux chercheurs, la question des abus sexuels est abordée dès le troisième chapitre. Une analyse subtile des témoignages recueillis détaille l’impact de ces violences récurrentes sur des victimes manipulées et délibérément isolées, dont le malaise est d’autant plus marqué que les sévices subis contredisent de manière flagrante l’éducation religieuse dispensée à l’Institut. Du côté des responsables de Marini, à une époque où la littérature scientifique tend à sous-évaluer les conséquences psychologiques de tels abus, la préoccupation première porte alors sur le danger moral encouru par les enfants. Au total, ce sont vingt-et-une victimes et onze abuseurs que les historiens identifient dans les archives en retraçant les vagues de dénonciations qui traversent la période. Estimation minimale – soulignent à juste titre les auteurs –, la révélation des faits se heurtant systématiquement aux efforts de dissimulation que déploient les abuseurs, mais également les autorités lorsque des accusations leur parviennent. Chantage, pressions, menaces, dénégation et euphémisation des gestes commis: tout concourt à réduire au silence les éventuels plaignants, afin d’éviter le scandale et, le cas échéant, de gérer ces affaires à l’interne en mutant les fautifs.

Cette «stratégie du secret» (p. 101), adroitement documentée, correspond par ailleurs plus généralement à l’attitude adoptée par l’Église dès le milieu du XIXe siècle. Rompant avec la pratique antérieure, le pape Pie IX impose en 1866 le secret autour des affaires d’abus, désormais confinées au giron de la juridiction ecclésiastique. À deux reprises pourtant, en 1954 et 1956, les événements qui secouent Marini échappent à cette mainmise et sont portés devant la justice pénale. Malgré cela, la discrétion reste de mise et la presse fribourgeoise se signale alors par son mutisme. En définitive, cette injonction au silence pèsera bien longtemps sur les anciens pensionnaires qui, aujourd’hui encore, peinent à évoquer les souvenirs de leur placement dont les séquelles paraissent bien souvent indélébiles.

La construction intelligente de l’ouvrage montre comment le parcours antérieur au placement et les conditions de vie à l’Institut précarisent la situation des enfants et conditionnent leur réaction aux abus. La composition interne des cinq chapitres appelle toutefois une remarque. Chacun d’entre eux débute par une section fondée exclusivement sur des témoignages. Dans un deuxième temps seulement intervient le recoupement avec les archives de l’Évêché et les archives de l’État de Fribourg, avant une mise en contexte qu’alimente une littérature secondaire pertinemment sélectionnée. Si ce choix répond au souci explicite de se tenir au plus près de l’expérience des pensionnaires, il a toutefois pour conséquence d’inhiber l’analyse de certains extraits de sources particulièrement significatifs. Par ailleurs, au vu de la prépondérance qui leur est ménagée dans la recherche, on peut regretter que le propos épistémologique consacré aux sources testimoniales escamote quelque peu les questionnements désormais classiques autour de la construction de la mémoire et des problèmes méthodologiques que pose l’usage des témoignages en histoire.

Ces remarques n’entament cependant nullement l’intérêt de l’ouvrage dont l’un des principaux mérites est d’avoir su exposer la dimension systémique des violences, à laquelle contribuent l’insuffisance du contrôle sur l’établissement, l’asymétrie des rapports de pouvoir entre abuseurs et abusés qu’accentue le prestige du clergé, les tabous autour de la sexualité, ou encore le «réflexe de défense institutionnel» (p. 139) de l’Église dans les situations critiques. Là résidait bien l’enjeu – et le défi – de cette enquête qui dépasse ainsi l’étude d’une succession d’affaires dans leur individualité pour dévoiler les facteurs structurels ouvrant la voie aux abus. C’est à ce titre qu’elle est susceptible de nourrir les réflexions actuelles sur la prévention de telles exactions.

Zitierweise:
Sandrine Maulini: Anne-Françoise Praz, Pierre Avvanzino, Rebecca Crettaz: Les murs du silence. Abus sexuels et maltraitances d’enfants placés à l’Institut Marini, Neuchâtel: Alphil, 2018. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 2, 2019, S. 345-347.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 2, 2019, S. 345-347.

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